Commander

Suivez Francine Lefebvre sur


 

Requiem
pour la terre

Premier chapitre offert gracieusement

 

1. Lune de miel

 

Aéroport John F. Kennedy, New York.

 

Un agent de bord d’Olympic Airways priait les retardataires du vol 411 en partance pour Athènes de se rendre immédiatement au quai d’embarquement numéro 5.

Malgré ce dernier avertissement, Dani et Catherine ne bronchaient pas, préférant faire le pied de grue devant le comptoir d’enregistrement des bagages, dans l’espoir de voir arriver Laurana, leur gardienne attitrée.

— Est-ce que tu la vois ? dit Catherine après avoir inspecté toutes les silhouettes de son regard scrutateur.

— Ne t’inquiète donc pas, elle va bien finir par arriver.

— Tu ne la connais pas aussi bien que moi. Occupée comme elle est avec son double emploi, elle ne trouvera peut-être pas le temps de venir chercher nos clés. Ça fait maintenant un mois que nous sommes installés dans notre nouvel appart et elle n’a même pas pris la peine de venir nous visiter. J’espère au moins qu’elle saura faire fonctionner nos nouveaux électro.

— Hé ! Catherine, regarde là-bas, dit-il en pointant son index vers la rampe de l’escalier mécanique.

— Oui, c’est elle ! La voilà enfin. Pas trop tôt Laurana. Vite, cours, on est ici ! criait-elle en brandissant les bras au-dessus de sa tête.

Hors d’haleine, Laurana s’arrêta quelques instants, puis reprit sa course effrénée. Une fois rendue à portée de voix, elle leur présenta ses excuses :

— Je suis vraiment désolée de mon retard, leur dit-elle haletante. J’ai dû faire des heures supp. Donnez-moi vite vos clés et écrivez-moi le code de votre système d’alarme.

Encore essoufflée, elle leur souhaita de faire un très beau voyage et les encouragea à célébrer avec faste leurs noces de coton. Sur ces bons vœux qui paraissaient pourtant sincères, Catherine s’empressa de la remercier en sachant fort bien que la jalousie lui transpirait par tous les pores. La pauvre Laurana ne pourrait jamais, faute d’argent, faire un si beau voyage, et elle en pâtissait maladivement. Mais l’heure n’était plus à l’étude des troubles caractériels de Laurana, le temps pressait. Sentant le regard courroucé du responsable de l’embarquement braqué sur elle, Catherine comprit l’urgence de faire ses adieux.

— Laurana, prends bien soin de notre Cachemire.

— Certainement. Pars en paix et ne t’inquiète pas : je trouverai bien ce qu’il lui faut. Pressez-vous, le steward vous attend.

— À dans quinze jours ! J’espère que la date de notre retour ne sera pas renvoyée aux calendes grecques à cause d’attentats terroristes ou de Dieu sait quoi, mâchonnait-elle la tête enfouie dans son sac, fouillant pour mettre la main sur les billets.

— Arrête de chercher, je les ai, dit Dani en se penchant pour ramasser leurs bagages à main. Mets fin à tes adieux et suis-moi.

Après une dernière accolade qui n’en finissait plus, Catherine le rejoignit en courant. Les deux vacanciers disparurent dans la foule.

Laurana, gênée de s’immiscer dans leur intimité avant le décollage de leur Boeing 747, décida d’aller déguster un verre de bénédictine au bar de l’aérogare. Mais dès que le vol 411 s’ébranla sur le tarmac, elle déposa sa consommation sur le comptoir, ramassa ses valises et, d’un pas assuré, longea les longs couloirs en regardant les logos des compagnies aériennes. Une fois rendue à l’emplacement réservé aux « Yellow cabs », elle y héla un taxi qui la conduisit à l’angle de la 56e rue et de la 5e avenue.

 

Arrivée devant leur gratte-ciel, elle étouffa ses cris de joie. Ça alors ! pensa-t-elle, si j’avais su que c’était ce gratte-ciel-ci, j’serais venue le visiter bien avant. Ma fille, ne montre pas au chauffeur que tu y mets les pieds pour la première fois. Fais la blasée.

La nouvelle résidante, nez en l’air, traversa le vestibule en exhibant d’un geste d’habitué la clé numéro 4624 au vigile de l’entrée. Rendue à son sanctuaire niché au 46e étage et éblouie par tant de richesse, elle s’en voulait d’avoir refusé les invitations que Catherine lui avait adressées le mois dernier. Dès l’ouverture de la porte, elle resta bouche bée. Elle était incapable d’embrasser du regard la vaste salle de séjour aux teintes rosées, d’où émanait une note de gaieté. Leur ancien appartement était beau, très beau même, mais celui-ci est… J’ai oublié le mot. Ah oui ! Ça me revient… cossu.

Quelques minutes plus tard, remise de son agréable surprise, elle foulait à pas feutrés la moelleuse moquette fuchsia qui la mena jusqu’à la baie vitrée donnant sur Manhattan. Ces gratte-ciel géants, ces titans au garde-à-vous sur leurs cases ténues, toujours prêts à darder ou à pourfendre les nuées, pointaient leur aiguillon vers la voûte orangée. Les plus grands, installés aux premières loges en vue de participer au spectacle crépusculaire, portaient ombrage aux plus petits en les reléguant avant l’heure dans une fraîcheur et une pénombre anticipées.

Plus le soleil rougissait l’horizon, plus l’« Aquarelliste des cieux » puisait sa pigmentation violacée dans les eaux de la rivière Hudson afin de l’étaler sur cette « cité de verre » aux glaces déjà cuivrées. Si bien que quelques lavis plus tard, à la tombée de la nuit, seuls les lampadaires, les panneaux publicitaires et les luminaires célestes éclairaient cette aquarelle saturée d’encre noire.

Laurana profitait de sa présence en ces hauts lieux pour s’imprégner de la vue de cette mégapole et pour l’admirer à satiété. Fini le temps où elle ne jetait qu’un coup d’œil furtif à leurs fenêtres, jalouse de la chance qu’ils avaient d’habiter le cœur vibrant de Manhattan. Elle admirerait non seulement cette superbe mégapole, mais elle aurait la chance d’assister à certaines pièces de Broadway, vu l’indisponibilité des propriétaires des billets à s’en prévaloir. De tous les avantages sociaux qu’elle avait eus dans sa vie, celui-là était celui qu’elle chérissait le plus.

Debout, face à cette méga cité, prenant appui que du bout des doigts sur la baie vitrée, elle s’imaginait s’élancer tel l’homme-araignée, s’agrippant aux frises ou aux corniches des vieux édifices. Une fois ses fantasmes terminés, étourdie par cette vue plongeante sur les artères trépidantes, elle fut prise de vertige. Les automobiles, modèles réduits, avançaient, arrêtaient et recommençaient le même manège comme si, de sa manette téléguidée, un gamin en synchronisait le déroulement. Au bord de l’affalement, elle fit volte-face pour se diriger vers l’âtre de marbre blanc. Chemin faisant, un fauteuil de style Louis XIV lui tendit les bras. Bien installée, elle pouvait contempler le décor : les étoffes moirées pastel habillaient les murs et les cantonnières assorties coiffaient l’imposante fenestration tandis que les œuvres d’art, les huiles, les aquarelles et les bronzes animaient la pièce.

Sur sa gauche, la table de fer forgé rehaussée d’un échiquier était devenue avec le temps le centre des activités ludiques du dimanche matin. En effet, lors de leurs tournois dominicaux, quand Dani en position « mat » s’impatientait, Catherine, elle, en déshabillé de soie rose filait à l’anglaise vers le piano blanc. Grâce à sa virtuosité, Mozart était toujours rendu à la perfection, ce qui n’avait rien pour déplaire à son fougueux adversaire. Elle savait s’y prendre pour détendre l’atmosphère. De cette scène lyrique, le grand Renoir en aurait sûrement fait un auguste tableau, s’il avait pu l’immortaliser. Quant à Dani, à la vue de cette pianiste sensuelle auréolée des rayons du soleil, il en perdait tous ses moyens. Sa défaite sur l’échiquier devenait vite chose du passé. Envoûté par la musique, enivré par les effluves des plantes exotiques et subjugué par la silhouette de son angélique, ce célèbre juriste remerciait le ciel pour ces purs moments de bonheur.

Laurana, remise de son étourdissement et bien assise sur le bout du Louis XIV, était loin de se douter que pour conserver la prérogative de ce « trône » les aspirants devaient se livrer une compétition féroce. Mais, dès qu’elle vit le vaisselier en noyer, qui ornait tout un pan de la salle à manger, et à l’intérieur duquel des figurines Limoge, Lladro et Royal Doulton lui faisaient de l’œil, elle le fit basculer en se levant d’un bond. Au diable le précieux fauteuil, curiosité oblige. Fébrile, elle se précipita pour les admirer de ses mains. La porte était hélas verrouillée. Zut ! Mais ce contretemps ne l’empêcha pas de continuer la fouille des lieux.

Une fois la visite de l’appartement complétée, tous les recoins examinés, sa curiosité satisfaite, elle admit que, toute guindée que cette résidence somptueuse puisse paraître, elle invitait grandement à la détente. À l’aise dans son nouvel environnement, elle se prépara un repas frugal qu’elle dégusta allongée sur le grand canapé blanc en soie damassée en regardant les informations au journal télévisé quand elle entendit un gémissement près du piano, suivi d’un grattement derrière la porte. À pas lent, elle s’approcha.

— Ah, que je suis sotte ! dit-elle à voix haute. Leur Cachemire m’était complètement sorti de la tête.

La porte aussitôt entrebâillée, le petit bichon frisé fonça droit sur elle en oscillant sa queue panachée tel un métronome en mouvement « accelerando ». Elle le prit dans ses bras et le caressa et, une fois son besoin irrépressible d’affection assouvi, il se cala sur le sofa et s’assoupit contre sa cuisse. Cette pelote de laine angora, bichonnée et sculptée de mains de maître, aurait été prise pour une peluche, si cela n’eût été de son halètement. Cachemire était si bien dressé qu’il ne l’importuna pas de tout son repas. Conquise par son savoir-faire et ses bonnes manières, elle lui donna un peu de son dessert. Elle comprenait à présent la raison pour laquelle la reine Marie-Antoinette adorait les bichons. Racés, intelligents et obéissants.

Une fois bien repue, Laurana se dirigea vers le bureau où l’attendait déjà son petit compagnon, bien lové au creux de son panier matelassé. Il la regardait de ses grands yeux ébène pendant qu’elle se choisissait un bouquin qu’elle espérait captivant. Et il l’était, captivant : elle le lisait encore lorsque les quatre coups de l’horloge la firent sursauter. Ankylosée, elle traîna sa vieille carcasse dans leur chambre ; un superbe lit à baldaquin l’attendait, elle s’y laissa tomber littéralement. Cachemire l’y rejoignit aussitôt. Sans se lasser d’enfoncer les mains dans cette toison duveteuse, elle se demandait bien si ses maîtres avaient déjà touché terre.

*
*    *

Hôtel Grande Bretagne, Athènes.

 

À la réception de l’hôtel, Dani s’occupait à faire monter leurs bagages, pendant que Catherine, dans la boutique-cadeau, achetait des en-cas pour lui éviter une chute de glycémie.

Une fois en direction de leur suite, les nouveaux arrivants, précédés du garçon d’étage et de leurs valises, essayaient de se rappeler les quelques phrases en grec, apprises lors de leur voyage de noces qui avait eu lieu au même hôtel, deux ans auparavant. Leur mauvais grec faisait pouffer de rire le garçon d’étage. Son rire était si contagieux que Dani fut pris d’un rire compulsif, signe de fatigue.

Après une petite sieste fort appréciée, les deux touristes, caméra vidéo et appareil-photo en bandoulière, commencèrent leur périple par la visite de l’Acropole. En admiration devant ces forêts de colonnes de marbre, toujours debout depuis des millénaires, Dani rendait hommage aux architectes de l’époque. Puis, les Caryatides l’inspirèrent à tel point qu’il s’apprêtait à déclarer à son amour que sa beauté narguait toutes ces déesses qui, du haut de leur stèle, jalousaient sa silhouette quand, soudain, il sentit une force l’envahir. Perdant du coup le contrôle de ses paroles, une « Voix » s’imposa à lui et parla à travers lui. Cette usurpatrice d’identité commença son allocution ainsi :

« Acropole, la mémorable. Que d’événements exceptionnels se sont déroulés en tes murs ! Que de secrets seraient révélés si la pierre pouvait parler ! Ce serait la clef de voûte pour me livrer à des conjectures extravagantes. Depuis la nuit des temps, des cultes aux divinités grecques ainsi que des guerres innombrables se sont succédé sur tes vestiges ; y reste-t-il des empreintes effacées, d’érudits écrits cryptés ainsi que des cris inaudibles dissimulés dans ces colonnes de marbre ? L’accès à ces souvenirs est-il réalisable ? À l’aide de quels lasers ou caméras ultra-sensibles pourrions-nous accéder à ces annales akhashiques ? »

Dès que la « Voix » eut terminé son laïus, Dani recouvra le contrôle de ses paroles. Pendant sa prise de possession, sa mâchoire lui avait semblé engourdie, comme après une visite chez le dentiste. Tout ce qu’elle avait dit avait échappé à son contrôle. Dans cet état de confusion, il hésitait à raconter à Catherine ce qui venait de se passer. Pour lui éviter toute inquiétude, il décida de garder secret ce… ou cette… C’était quoi au juste ? Était-ce un cas de possession, un dédoublement de personnalité, de la schizophrénie ou quoi encore ? Il espérait bien que Catherine n’ait pas porté attention à son verbiage. Heureusement pour lui, elle ne semblait s’être aperçue de rien, occupée comme elle était à ses études archéologiques. Il ne laissa rien paraître, habitué de garder pour lui ses inquiétudes. Même sa logique d’habitude implacable n’arrivait pas à comprendre ce phénomène, à résoudre cette énigme ou à trancher ce nœud gordien.

Il était si occupé à remettre en place ses idées éparpillées, à essayer de comprendre la raison pour laquelle il était resté là, immobile, incapable de changer une seule syllabe au monologue, qu’il ne se rendit pas compte que Catherine n’allait pas bien. Pas bien du tout puisque, quelques minutes plus tard, elle requérait sa présence de toute urgence. Grelottante et le front perlé de sueurs froides, elle s’agrippa à lui pour ne pas tomber. Et d’une voix à peine audible, elle lui expliqua ce qui venait de lui arriver :

— Dani, je ne comprends pas ce qui vient de se produire. J’ai eu tout un vertige ! Je me suis sentie déphasée, j’ai eu l’impression d’être catapultée dans une autre époque. J’ai vu une fresque virtuelle revivre sous mes yeux, un hologramme gigantesque, si tu préfères. Ça se passait lors d’un combat de gladiateurs. Tout un combat épique, tu peux me croire. C’était peut-être une projection en provenance d’une brèche spatio-temporelle de la « twilight zone » ? J’ai déjà vu ça dans un film de science-fiction.

— Tu blagues, là ?

— Non, pas du tout.

— Qu’est-ce que tu racontes ? dit-il en étant de plus en plus perplexe en repensant à ce qui lui était arrivé, à lui. Comme il n’était plus le seul à faire les frais de cette force qui dépassait son entendement, il en était même venu à croire que tous les touristes qui visitaient l’Acropole avaient des expériences de la sorte. Aussi n’était-il pas surpris outre mesure lorsqu’elle s’est mise à réciter ce poème :

« Écoute bien mon cher :
   Une fois que j'eus remonté le temps de deux millénaires,
   Un frisson me fit tressaillir,
   J’ai vu un soldat en train de mourir.
   Devant moi, des gladiateurs combattaient,
   Les hurlements des belligérants m'effrayaient.
   Des fers tels Excalibur se croisaient,
   De ma tunique de bure, le sang coulait.
   C'était comme si… »

— Quelle haute voltige poétique ! renchérit-il en lui coupant la parole, comme si le fait d’interrompre son poème lui mettrait moins la puce à l’oreille. Pour le moment, il était le seul à savoir que la « Voix » venait de frapper une nouvelle fois. Comment lui expliquer sa vision et ses vers ? Essaie de trouver une explication rationnelle, mon vieux. Par une telle chaleur, 45 degrés Celsius, peut-on apercevoir ce genre de mirages ? Bien sûr que non, quelle drôle d’idée ! Bon sens ! On a ressenti le même genre de phénomènes. Qu’est-ce qui nous arrive ?

Catherine, mortifiée de s’être fait couper la parole en un si grand moment d’élan littéraire, le réprimanda.

— Pourquoi m’as-tu interrompue ? rétorqua-t-elle. C’était la première fois de ma vie que je composais des vers d’un souffle. Quelle inspiration ! M’as-tu déjà entendue parler avec une éloquence aussi bien rimée que rythmée ? C’est vrai que j’aime la poésie, mais dire ces vers… d’un jet. Ça alors ! Ils m’étaient… soufflés. Dani. Vite. Je dois m’as…

Elle se serait affalée sur le bloc de marbre qui jonchait la colline, telle une marionnette dont on aurait coupé les ficelles et qu’on laisserait choir sur un tabouret après lui avoir donné vie, si Dani ne l’avait saisi sous les bras. Puis la tenant à bras-le-corps, il l’assit sur ses genoux. Affolé, cherchant du renfort des yeux, il interpella le guide qui accompagnait un groupe de touristes italiens afin de lui demander le numéro de téléphone des ambulanciers qu’il avait remarqués près de l’entrée de l’Acropole. De son cellulaire, il les appela. Ils accoururent aussi vite qu’ils le purent. Et comme sa tension artérielle s’avérait presque normale, ils lui dirent que sa faiblesse était sûrement due à la canicule. Aussi la conduisirent-ils à l’ombre du Parthénon.

Ses esprits une fois repris, son teint s’enlumina aussitôt.

— Ça va, chérie ? Tu m’as fait si peur !

— Ça va beaucoup mieux, merci. Ça doit être mon hypoglycémie ou la chaleur qui m’a mise dans cet état. Pendant ma défaillance, j’ai même eu le temps de rêver. Elle lui raconta ce qu’elle avait pris pour un rêve soit la fresque virtuelle, les gladiateurs, la vue de la mort du soldat et, sans oublier, le poème qu’elle venait de lui réciter.

— Tu es chanceuse de te souvenir de tous ces détails, dit-il content de n’avoir plus à chercher une explication logique aux phénomènes étranges auxquels elle avait dû faire face. Un seul pour s’inquiéter, c’était bien suffisant. Si ta défaillance était due à une chute de glycémie, veux-tu manger quelque chose ?

— Donne-moi des fruits séchés, du fromage et une boisson sucrée, s’il te plait.

— Tout de suite, chérie.

Sa collation terminée, elle se releva allègre, ragaillardie et prête à poursuivre son périple, comme si de rien n’était. Mais pour Dani, c’était une autre paire de manches, car, en plus d’essayer de comprendre ces phénomènes, il vivait avec le remords de lui avoir caché la vérité. Avait-il le droit de lui dissimuler de pareilles manifestations occultes ? Et si elle lui en voulait plus tard ?

Par bonheur, ce soir-là, au Stone House pub, l’ouzo avait chassé ses interrogations pour faire place aux réjouissances. Après y avoir dégusté des mets typiques et dansé le sirtaki, ils se rendirent rue Athinas. L’hôtel Attalos avait cette particularité d’abriter un bar sur sa toiture. Aussi, les deux amoureux, attablés près du muret d’azalées qui dissimulait le parapet, contemplaient-ils le décor théâtral qui s’offrait à eux. Un croissant de lune illuminait la toile de fond sur laquelle des myriades de paillettes scintillaient pendant que, sous cette voûte étoilée, les principaux sites tels le Lykavittos, l’Agora et le Parthénon, éclairés, à tour de rôle, jouaient les « stars » sous les feux de la rampe. À l’avant-scène, dans la fosse d’orchestre, le réseau routier encombré ajustait klaxons et sirènes, c’était la seule fausse note de la soirée. Se relaxant, cognac à la main, Dani se remémorait les moments les plus agréables de la journée : visite de l’Acropole, acquisition de reliques athéniennes dans les ruelles sinueuses de la Plaka, imprégnation de l’ambiance spartiate et, pour clôturer le tout, découverte d’un restaurant où la musique de Zorba le Grec était à l’honneur.

Si on passait sous silence l’épisode de la « Voix », la journée avait été des plus agréables, mais épuisante. Aussi la brise fraîche sur le visage de Catherine, loin de la revigorer, l’accablait-elle. À bâiller la bouche fendue jusqu’aux oreilles, elle lui suggéra de regagner leur hôtel, il se faisait tard, et ils devaient se lever à l’aube s’ils ne voulaient pas être en retard pour leur croisière dans les Îles grecques. En effet, le commandant du paquebot, le Aegean 1, les accueillera dès 7 h, et lèvera l’ancre à 9 h pile, sans attendre les retardataires. Réveille-matin bien réglé, ils s’endormirent rapidement.

Bien avant les feux de l’aurore, Dani inspectait les recoins de la chambre à la recherche d’effets personnels oubliés, puis il descendit à la réception pour acquitter la note. Pendant ce temps, Catherine essayait de joindre un taxi qui finit par apparaître à l’embarcadère de l’hôtel, une demi-heure plus tard.

Le trajet de l’hôtel qui les amena au Pirée fut très pénible, le chauffeur ne cessait de maugréer contre les autres taxis qui espéraient, tout comme lui, se faufiler au travers de cet embouteillage. Heureusement, une fois arrivés au port, l’atmosphère était à la détente. L’air marin opérait déjà.

 

Le paquebot leur parut plus gros que sur le prospectus. Tout sourire, l’hôtesse, qui se tenait au bas de la passerelle, les accueillit en prenant la première photo souvenir d’une série de six qui leur sera vendue à prix fort à la fin de la croisière. Leur inscription au registre une fois complétée, passeport vérifié, madame Catherine Marceau et monsieur Danieli Fiori attendaient en ligne afin d’être présentés au commandant qui leur souhaita de passer six merveilleuses journées. Aussi, dès qu’ils eurent reçu la poignée de main obligatoire, ils coururent tout droit à la cabine 234, pont A, pour défaire leurs bagages. Ensuite, ils montèrent sur le pont supérieur afin d’admirer la piscine ainsi que les installations récréatives. Boutiques, discothèque, casino et salles de spectacles feraient leur bonheur.

Passant près d’un chevalet adossé à la plus grande salle à manger, ils étudiaient encore l’itinéraire que le navire empruntera, au fil des nuits, pour se rendre d’une île à l’autre lorsque la sirène du bateau retentit. Dès que les amarres furent larguées, Dani et Catherine, cheveux au vent, coururent vers l’étrave afin de reproduire la célèbre scène du Titanic, dans laquelle Léonardo DiCaprio et Kate Winslet se tenaient debout sur la rambarde à la proue du paquebot. Catherine, en admiration devant cette soie marine qui les encerclait, avait l’impression que la proue du navire coupait cette étoffe précieuse avec la dextérité d’un tailleur de métier. Une fois cette scène du Titanic exécutée, Dani lui suggéra de se prévaloir d’un bon massage; ils avaient bien le temps, la silhouette de la première île apparaîtrait seulement en fin d’après-midi. Grâce à l’alternance de massage, d’aérobie et de baignade, ils se trouvèrent en très grande forme à la vue de leur première escale.

Dès que le paquebot approcha du littoral de Mýkonos, véritable carte postale des Cyclades, il y jeta l’ancre. À cause du tirant d’eau réduit, il était impossible d’approcher plus près du quai. Un zodiac fut mis à la disposition des passagers souhaitant la visiter ; ils s’y entassèrent comme des sardines. À bord de ce géant des mers, la houle était à peine perceptible ; mais, dans cette petite embarcation, les estomacs se devaient d’être solides.

Le nez du canot tapait les vagues avec une cadence endiablée. Les lames déferlantes éclaboussaient les passagers pressés d’avoir choisi les meilleures places à l’avant. Tous avaient bien hâte de débarquer, si bien que, dès l’arrimage de l’embarcation, ceux qui n’avaient pas été malades dévalèrent à toute vitesse la passerelle en direction de ces maisons cubiques éblouissantes de blancheur. Catherine, n’ayant pas le pied marin, anticipait le retour. Une fois rendue à terre, privée de l’air du large, suant à grosses gouttes, elle suffoquait sous cette chaleur écrasante. Mais il lui en fallait beaucoup plus pour l’empêcher de fureter dans les boutiques souvenirs perdues au cœur de ces dédales de ruelles. Le retour en Zodiac fut tout aussi pénible ; mais, instruite du sort qui l’attendait, elle se glissa à l’arrière du canot et prit son mal en patience.

Le lendemain, Santorini se fit belle pour les séduire. Cette île volcanique, passée maître dans le cœur des touristes, l’était non seulement pour ses contrastes chromatiques, où de blancs villages cramponnés aux falaises orangées surplombent les plages de sable noir, mais aussi pour la légende selon laquelle elle serait l’emplacement de la légendaire Atlantide.

Ensuite se profilerait Pátmos, cette île sacrée du Dodécanèse, où saint Jean écrivit l’Apocalypse. En dernier lieu, avant de s’envoler vers leur île déserte, gracieuseté de leur ami Niko, se pointerait Ródos la médiévale, celle qui les emballera par sa cité fortifiée, où se croisent rue des Chevaliers, musées archéologiques, palais de Grands Maîtres, bazars hétéroclites et les incontournables souks.

Cette croisière magnifique pourtant très enrichissante en matière d’archéologie avait tout de même harassé nos adeptes de vestiges. Le plus éreintant avait été de subir les bousculades des passagers à la remorque de leur guide qui, parapluie fluorescent au-dessus de la tête, les pressait de le suivre. Catherine pensait qu’un drapeau à l’effigie du paquebot pour lequel travaillait le guide serait plus efficace comme signe de ralliement si un touriste venait à se perdre dans cette mer humaine, laquelle s’engouffrait tel un torrent à l’intérieur de ces ruelles médiévales coiffées d’arcs-boutants.

En soirée, libérés de cette horde de touristes, Dani et Catherine déambulaient sur le pont après avoir fait bombance dans la luxueuse salle à manger et, coupables de s’être adonnés à leur péché mignon, ils se promettaient bien de visiter la salle d’exercice le lendemain matin. Puis, attirés par la musique de la salle de bal, les yeux rivés sur le chevalet d’affiche, ils choisissaient le spectacle qui leur paraissait le plus séduisant. À la tombée du rideau, si la soirée était encore jeune, les amoureux montaient bras dessus, bras dessous, sur le pont supérieur en direction de leur discothèque préférée. Caressés par le vent du large et escortés par des dauphins rieurs qui filaient à vive allure sur les flots aux reflets nacrés par la lune, ils répondaient avec empressement à l’appel de la musique. Le talent de leur animateur tenait au fait qu’il anticipait pratiquement leurs choix musicaux. Il savait aussi bien les faire vibrer par ses « slows » langoureux que par sa musique endiablée. Cette alternance musicale continuait jusqu’à la fermeture, mais les deux tourtereaux n’attendirent pas l’épuisement pour se faufiler hors de cette enceinte acoustique. De retour à leur cabine, bercés par le roulis du navire, ils s’endormaient au ronronnement du cœur des moteurs. Une telle croisière les comblait certes; mais, elle n’était que prémices à leur semaine de vacances au paradis terrestre…

Comme Ródos était leur dernière escale avant leur envolée vers leur jardin d’Éden, il ne leur restait plus qu’à remercier le commandant, plier bagage et quitter leur palace flottant afin de venir s’installer à l’hôtel Stathis. Et, dans l’attente de voir amerrir Niko au port de Mandráki le lendemain matin, ils essayaient de se relaxer, mais la fébrilité les emportait. Excités comme des enfants la veille de Noël, ils ne dormirent guère, la nuit fut longue.

Dès 8 h 30, Dani et Catherine trépidaient au bout du quai en guettant l’arrivée de leur hôte. À sa descente d’hydravion, Niko, heureux de revoir Dani, se jeta littéralement sur lui pour l’étreindre de ses bras puissants. Après l’avoir gratifié d’une chaleureuse accolade, il se tourna vers la belle Catherine, qu’il avait déshabillée des yeux depuis sa cabine de pilotage. Avançant vers elle, à pas lent, pour faire durer son plaisir, il l’embrassa plus qu’amicalement. Ce geste trop cavalier la choqua, mais elle mit ce débordement affectif sur le compte de leurs retrouvailles. Heureusement que Dani ne s’était pas aperçu de son comportement déplacé, sinon une mise au point des plus houleuses s’en serait ensuivie.

Les deux anciens camarades de pensionnat chargèrent le sac de voyage de Dani ainsi que les trop nombreuses valises bourrées à pleine capacité de la collectionneuse de souvenirs. Cette besogne terminée, Niko demanda au contrôleur aérien l’autorisation de décoller et lui indiqua la trajectoire qu’il empruntera pour se rendre à son îlot du Dodécanèse, résidence présumée d’Aphrodite, comme il se plaisait à faire croire à tous ses invités.

Après avoir épilogué sur sa légende, Niko le mythomane leur énuméra l’équipement qu’il avait fait monter à bord, sans toutefois préciser qu’il y avait joint une petite folie… un magnum de champagne ! Catherine se confondait en remerciements pour cette générosité (célébrer leur second anniversaire de mariage dans leur île privée) pendant que Niko arborait un sourire truffé de satisfaction, heureux que son père, Dimitri, ait trouvé ce « cadeau idéal ».

Dani savait pourtant très bien que ce « cadeau idéal » n’était qu’une reconnaissance de plus pour le rôle crucial qu’il avait été appelé à jouer lors du procès pour détournements de fonds de Dimitri. Son client l’avait déjà grassement rémunéré, mais il en remettait encore, et ce, chaque fois qu’il le voyait : « Je te remercie encore Dani pour ton dévouement, tu es un avocat redoutable, doublé d’un habile comptable… »

Or, ayant été son complice avoué, les yeux baissés et les lèvres scellées, Dani opinait de la tête à ce prétexte de pure générosité. Catherine, elle, ne savait rien de ce procès peu médiatisé. Comme cette « omerta » faisait l’affaire de tout le monde, Dani l’avait délibérément laissée dans l’ignorance. Et après tout, à quoi bon ternir l’image de ce grand armateur reconnu pour ses cadeaux gargantuesques qui fut, de toute façon, exonéré de tout blâme, faute de preuves ? La justice avait rendu son verdict, il n’y avait plus rien à rajouter, se disait Dani en essayant de se persuader que les chiffres que Dimitri lui avait fournis étaient exacts.

 

Le survol de l’île de Kos obligea Catherine à replonger dans ses souvenirs.

— Je me rappelle, il y a de cela une vingtaine d’années, m’être assise sous le platane du célèbre médecin de l’Antiquité, Hippocrate, en compagnie de ma mère et de mon père. Ma mère m’avait dit que de s’asseoir là portait chance : « Ma fille, tu obtiendras ton doctorat, je te le jure. Nous n’avons pas fait le voyage jusqu’ici pour rien. Souviens-toi que rien ne peut entraver ta réussite maintenant. » Certaines superstitions sont presque bien vues dans ma famille. Là, je la reconnaissais bien : s’obliger à faire ce voyage pour mettre le destin de mon côté. Mais… Ô, mon Dieu ! Regardez là-bas. Quelle beauté ! s’exclama-t-elle les mains croisées sur la poitrine.

— C’est votre paradis terrestre, renchérit Niko, heureux que mon île vous plaise !

Les yeux rivés sur cette merveille et la bouche entrouverte, incapable de s’extasier davantage, elle attendit que les battements de son cœur reviennent à la normale avant de débiter d’un trait cette description ampoulée :

« Cet îlot m’apparaît tel un petit canevas sépia brodé de points d’Alençon olivâtres. Cette infime broderie émerge d’une vaste étendue de soierie lapis-lazuli moirée et froissée uniquement par la crête qui chapeaute les rarissimes vagues. Et pendant qu’une auréole turquoise en ceint le littoral, les corniches et les falaises courent en dessinant des arabesques. »

Une fois revenue à elle, elle ajouta :

— Oh là là ! Quelle inspiration !

— Plus… et je te remettais le prix Nobel de littérature, lança Dani à la rigolade pour lui changer les idées, afin qu’elle ne fasse pas de rapprochement avec son poème épique. À bien y réfléchir, les écrivains privilégiés bénéficient-ils de « Voix » de cette trempe lorsqu’ils font allusion à leur canal d’inspiration ou à leur muse ? Pourquoi Catherine me sert-elle si souvent le vers des Contemplations de Victor Hugo « car le Mot c’est le Verbe, et le Verbe c’est Dieu » ? Avait-elle déjà ressenti ce genre d’inspirations avant notre arrivée en Grèce ?

Les manœuvres d’amerrissage firent sursauter Dani, ce qui ramena son attention sur Catherine qui n’en menait pas large. Elle était aussi blanche que les moutonnements d’écume qui se formaient sous les flotteurs de l’hydravion. Ses haut-le-cœur s’accentuaient chaque fois qu’ils heurtaient l’onde. Bien qu’elle dût recourir au petit sac, sa surexcitation n’avait pas diminué.

Dès que l’appareil fut solidement amarré au petit quai de fortune, les deux joyeux lurons débarquèrent victuailles et matériel de camping afin d’y installer le campement. Après que la tente fut montée et que l’équipement fut mis en sécurité au creux d’un rocher, Niko enseigna à Dani les consignes de sécurité. Et, une fois ses directives mises sur papier, il interrompit sa volubilité légendaire, tira sa révérence en se prosternant sous leurs regards amusés et leur fit la bise d’un geste allègre de la main.

— Au revoir, je vous laisse en paix. Soyez heureux, les tourtereaux ! Je reviendrai tous les jours pour vous approvisionner en aliments frais. Les aliments avariés, ça ne pardonne pas. Croyez-moi ! Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer, dit-il en se dessinant une croix sur le cœur. Amusez-vous bien ! Au plaisir de se revoir demain.

Le vrombissement des moteurs s’atténuait au fur et à mesure que l’hydravion s’éloignait, laissant les insulaires à leurs envies les plus folles. Fou rire, course endiablée sur le sable chaud, baignade à volonté. Totale liberté ! Aucune contrainte. Tout leur était permis. Cette liberté les rendait beaux d’une beauté sauvage. Gracieuse et lascive, elle ondulait son corps de déesse. D’un geste leste de la main, elle dénoua la torsade qui lui servait de diadème et, d’une oscillation de la tête, elle laissa glisser ses longues mèches cuivrées sur ses épaules dénudées. Dès que son regard croisa les yeux pervenche de son Italien à la chevelure plus blonde que l’or de la moisson, les braises de leur désir s’enflammèrent. Dani, incarnation parfaite du canon grec, savait allier sa gestuelle savamment étudiée aux mots langoureux de sa langue maternelle, laquelle contenait en son sein toute mélodie capable d’embraser le corps de sa douce aimée. Dès l’instant où son homme, ce séducteur à la démarche féline, lui susurrait des mots d’amour, une ardeur fébrile la dévorait. Mais, comme sa soif d’amour n’avait d’égal que son envie de petits-fours ; aussi lui murmura-t-elle au creux de l’oreille :

« Midi, chéri. Vis-tu que d’amour et d’eau fraîche ou m’aides-tu à servir le festin que Niko nous a si gentiment préparé ?

— Où est le problème ? L’un n’empêche pas l’autre. Tu te souviens du film 9 semaines ½ ?

— Bien sûr que oui !

— Alors… »

Affamé, Dani courut chercher le panier de pique-nique, revint le déposer à l’ombre des oliviers près d’un bougainvillier violet, puis l’étala sur la nappe blanche à motifs bleus. D’un geste mimant les rituels de la communion, il prit le gorgonzola, en trancha un morceau et le lui fit humer avant de le déposer avec respect sur sa langue. Puis se saisissant du Dom Pérignon, d’un coup sec, il fit sauter le bouchon. Catherine tendit aussitôt les flûtes à champagne. Elle ne voulait pas en perdre une goutte, si bien qu’elle lécha le nectar qui coulait le long du goulot.

Entre deux baisers, Dani trinqua aux deux plus belles années de sa vie ! Tout sourire et en verve, le conjoint comblé claironnait son amour à sa belle. Conscient que ses déclamations enflammées l’allumaient de plus en plus, il modéra ses envolées lyriques pour se consacrer à ses élans lubriques. Aussi l’embrassa-t-il passionnément en l’allongeant sur la nappe.

Tout se déroulait à merveille; leur étreinte amoureuse s’intensifiait de plus belle… quand tout à coup une musique sortie de nulle part le fit disjoncter. Sous cette emprise, ses sens devinrent si aiguisés qu’il était incapable de se dominer. La « musique » l’hypnotisait et pénétrait sa chair, affolant ses hormones, court-circuitant son jugement et annihilant sa morale. Cette « maudite musique » allait jusqu’à truffer ses prunelles d’éclats de rubis. Ce regard diabolique la terrifia.

Il la voulut tout de suite.

Il l’enfonça d’un coup de butoir.

Catherine, immobilisée, les poignets cloués au sol, encore sous l’onde de choc qui venait de la secouer, dévisageait cet homme, « son homme », qu’elle ne reconnaissait plus. Dès qu’elle reprit quelque peu ses esprits, à son corps défendant, elle lui dégaina son genou droit dans les parties. Puis elle le poussa violemment à la renverse.

— Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu es fou, ma parole !

Hébété, incapable de répondre, faute de connaître l’origine de cette pulsion incontrôlable, Dani esquiva son regard. Contrit, il lui marmonna :

— Je m’excuse.

— C’est tout ce que tu trouves à me dire. Ce n’est pas fort.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé. Dès que j’ai entendu la musique, je ne me maîtrisais plus. On aurait dit qu’une entité démoniaque avait pris possession de mon corps. Je sais… je sais… ce n’est pas croyable, c’est une histoire à dormir debout. Pourtant, c’est la stricte vérité.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Quelle musique ? La radio est éteinte. Pourquoi as-tu été si… VIOLent ?

— J’ai si honte, bredouilla-t-il en se passant les mains dans son épaisse crinière tandis qu’il se relevait tant bien que mal.

Ses mouvements, effectués au ralenti, lui laissèrent un peu de temps pour trouver une explication qui, espérait-il, tiendrait mieux la route. Mais dès qu’il repensait à ce qu’il venait de lui faire subir, un goût de vomissure lui remontait dans la gorge, cela lui leva le cœur à tel point qu’il dut s’éloigner pour aller vomir. Pendant qu’il s’exécutait, Catherine redescendit sa jupe déchirée sur ses genoux, la vue de son sexe souillé la fit frissonner. Incapable de croire que Dani, son mari exemplaire, ait pu commettre un geste aussi méprisable. Si délicat d’habitude et si amoureux, il ne lui avait jamais fait de mal.

Fermée comme une huître, recroquevillée sur elle-même, ses genoux écrasant sa poitrine, elle revoyait sans cesse la scène. Les poings serrés, elle cherchait une explication autre que celle que son agresseur de mari lui avait fournie. Elle ne trouvait rien. Rien qui pouvait justifier un pareil geste. Pourtant, elle essaya encore de le justifier. On lui reconnaissait bien là sa propension à vouloir aider à tout prix celui qu’elle aime. Mais aujourd’hui, son aide dépassait les bornes. Pourquoi essayer de justifier sa conduite ? Peut-être par orgueil ? Pour se prouver qu’elle ne s’était pas trompée en l’épousant, qu’elle avait fait le bon choix, qu’il était toujours son prince charmant, même après ce geste.

Elle avait déjà un certain entraînement pour la dissimulation de ses petites bévues, de ses entorses à la bienséance. Dans les soirées mondaines, par exemple, lorsque « Monsieur » commettait un impair ou lorsqu’il faisait un geste quelque peu maladroit, elle savait vite corriger le tir en attirant l’attention des convives sur elle. Ainsi, tout le monde n’y voyait que du feu. L’image de marque de son mari restait intacte. Ce stratagème pouvait toujours passer dans les cocktails, mais aller jusqu’à essayer de l’aider à se disculper cette fois-ci, cela en était trop. Pourquoi s’acharnait-elle à lui trouver une excuse ? Qu’elle le laisse donc s’expliquer pour une fois ! Mais non, elle préférait trouver l’excuse qui lui seyait le mieux, à elle.

Après tout, il a peut-être raison. Un démon l’a peut-être possédé. Si je me fie à ma fresque virtuelle, je suis presque sûre à présent que ce n’était pas un rêve et, si j’y ajoute les vers que j’ai récités ainsi que le charabia dont Dani discourait au sujet des colonnes du Parthénon, je suis bien mal placée pour dire que son explication ne tient pas la route. De plus, si un démon, admettant toujours que le démon existe, peut prendre possession de notre parole, pourquoi ne pourrait-il pas prendre possession de notre corps ? Et si je pense au poème que j’ai rédigé en 15 minutes pendant que Dani et Niko montaient le campement, je suis sûre que ce n’est pas mon œuvre. J’ai moi-même du mal à croire que je l’ai écrit toute seule, en si peu de temps. Il était impossible à écrire en 15 minutes, du moins, pour moi. J’ai hâte de lui faire lire, il n’en reviendra pas. Si je me souviens bien de la façon dont je l’ai écrit, je voyais les vers défiler devant mes yeux et je n’avais qu’à les transcrire. C’est ça, c’est comme ça que ça s’est passé ; je me le rappelle très bien à présent. Sur le coup, surexcitée comme j’étais, je n’y ai pas porté attention. L’île déserte, la mer, le sable, tout ça juste pour nous deux. Maintenant, je vois bien que cela n’était pas normal de composer à cette vitesse.

Après mûre réflexion, après s’être rendu compte que Dani avait probablement dit la vérité, elle était disposée à entendre ses explications. Elle voulait connaître les sensations et les émotions qu’il avait ressenties quand il était sous cette emprise. Elle déplia lentement les jambes, se leva et marcha en direction de la mer où son mari, agenouillé et prostré, s’aspergeait la figure pour reprendre des couleurs.

Elle se pencha vers lui et le supplia avec empathie de lui raconter ce qu’il avait ressenti au moment où il avait été envahi par cette force diabolique. Et ce, sans lésiner sur les détails, quitte à être meurtrie par ses propos salaces, ses pensées perfides, ses desseins fourbes. Dani, à genoux sur le sable humide, la tête baissée et le regard fuyant, n’osait à peine relever les yeux ; il avait l’air d’un chien qui venait de manger une raclée. Toutefois, il acquiesça à sa demande.

Lors de sa confession, sans chercher à se soustraire aux invectives de Catherine, il lui avoua qu’il voulait à tout prix la dominer, la posséder brutalement sans égard à l’amour indéfectible qu’il avait pour elle. Et ce, même s’il l’aimait tant et qu’il ne l’offenserait jamais. Comment avait-il pu ressentir une telle envie ? Il ne le savait toujours pas. Son estime de soi périclitait à tel point qu’il décida de développer une théorie pour essayer de se disculper quelque peu. Si je lui racontais la manière dont j’ai été sous l’emprise de la « Voix », à l’Acropole, ça aiderait sûrement ma cause. Je crois que plus nous avons de phénomènes étranges à notre actif, plus nous devenons dépassés par les évènements et lents à réagir, et ce, au point de ne plus être en mesure de savoir si ce que nous avons vu s’est réellement passé.

Après avoir pris son courage à deux mains, il lui raconta son épisode de la « Voix ». Son plaidoyer très convaincant l’amena à compatir avec lui, et elle lui promit de le soutenir si ses démons se pointaient de nouveau. Par contre, elle voulait éclaircir la raison pour laquelle il lui avait menti sur ses visions à elle.

— Après avoir entendu ce que tu viens de me raconter, je suis certaine maintenant que ma vision ainsi que mes vers étaient bien réels. Je n’avais pas rêvé, n’est-ce pas ? À présent, je comprends la raison pour laquelle tu ne m’as pas contredite lorsque je croyais avoir rêvé : tu voulais me dorer la pilule. La « pauvre petite » ne pouvait pas vivre avec ces phénomènes inexpliqués, maugréa-t-elle, déçue par la réaction de Dani qu’elle considérait comme un affront à sa capacité de faire face aux aléas de la vie. Tu pensais que j’étais trop faible psychologiquement pour pouvoir faire face à de telles énigmes. Mais à présent, c’est bien pire. Est-ce que tu comprends que pendant que, toi, tu planchais sur ces phénomènes, moi, l’insouciante, je profitais de mes vacances sans me soucier du danger qui nous guette ? Je suis certaine que c’était de ton devoir de me dire la vérité. Et ce, même si je dois avouer que ça m’arrangerait de balayer mes interrogations sous le tapis plutôt que de faire face à la « musique », et cela dit sans jeu de mots.

Repentant, il lui avoua ses torts. C’était bien le moins qu’il puisse faire.

— Tu as raison, je n’aurais jamais dû te laisser croire que tu avais rêvé. La situation était trop grave pour que je cherche à te cacher tous ces phénomènes. On ne peut pas se mettre la tête indéfiniment dans le sable. Je t’aime tant, je ne voulais pas t’inquiéter. À force de vouloir te protéger en te cachant la vérité, maintenant tu es très perplexe, anxieuse et à court d’idées. Pire. Sans plan B. moi, je n’ai pas plus d’explications que toi ; mais, au moins, j’ai eu une semaine pour essayer d’en trouver une. Après avoir rejeté la schizophrénie et la prise de possession, je ne sais toujours pas ce qui nous est arrivé. Et même si je t’avais avoué que ce que tu avais vécu s’était réellement passé, qu’aurais-tu fait de plus ? Consulter un spécialiste en phénomènes paranormaux, à Athènes ? Je n’en connais même pas à New York. De toute façon, ces sottises-là ne m’intéressaient pas avant. Maintenant, plus on en discute, plus j’ai les jetons. Quand j’étais seul avec mes chimères, je m’engourdissais le cerveau pour éviter d’y penser. Je me refusais à croire qu’ici, sur notre île déserte, nous sommes peut-être faits comme des rats, des rats de laboratoire. La « Voix », ton « projectionniste d’hologramme » ainsi que mon démon sont peut-être des scientifiques tapis dans leurs vaisseaux, en train de faire des expériences psychiques sur nos petits cerveaux. Mon imagination débridée s’emballe...

— Arrête ça tout de suite, tu m’effraies davantage ! Au moins, si tu m’avais dit, lorsque nous étions à l’Acropole, que ma vision était réelle, nous aurions pu discuter de ce que nous avons vu, ressenti ou vécu. Et peut-être, je te dis bien peut-être, nous aurions pu en glisser un mot à Niko ? D'ailleurs, il est toujours temps de le contacter.

— Niko !

— Oui, grâce à la radio.

— Ah non ! Plus terre-à-terre que lui, tu meurs. Il tournerait nos phénomènes en dérision ou il penserait que je me suis remis à la boisson ou à la marijuana, ce qui n’est plus le cas depuis notre rencontre. De toute façon, il est trop tard pour avertir qui que ce soit. Qui appeler ? Qui croirait nos balivernes ? En revanche, je veux bien consulter un voyant ou un médium à notre retour à New York. Cela paraît étrange que j’admette si facilement mes lacunes en matière de parapsychologie, moi, qui connais tout d’habitude, mais j’aimerais bien approfondir mes connaissances sur ces phénomènes ainsi que sur toutes ces choses inusitées. Pour l’instant, je ne sais pas ce que c’était, mais, tout ce que je sais, c’est que nous sommes sains d’esprit. Ça, j’en suis certain. De toute façon, dans les prochains jours, que peut-il nous arriver de plus que nous n’ayons pas déjà expérimenté ? Une « Voix » parle déjà à travers nous. Comme nous récitons des poèmes, nous n’avons plus besoin de recueils de poésie. Adieu Verlaine, adieu Apollinaire. Comme tu vois des scènes historiques sur écran invisible, tu n’as plus besoin d’aller au cinéma ; ça économise le coût des entrées. Et comme j’entends de la musique sur la plage, la radio éteinte, ça épargne les piles.

— Tu peux bien me servir ton sarcasme de bas étage pour essayer de me convaincre que tu n’as pas la trouille, mais là, qu’est-ce qu’on fait ?

— On fait un pacte. Dès que l’on sent une force nous envahir ou dès qu’un phénomène bizarre se produit, on fait signe à l’autre.

— Parlant de phénomène bizarre, j’ai un poème à te faire lire. Je l’ai écrit pendant que tu montais le campement avec Niko. Ça m’a pris environ 15 minutes à le rédiger. Je voyais les vers apparaître un à un devant mes yeux. Je n’avais qu’à les transcrire. C’était aussi simple que ça. Attends, je reviens, je cours le chercher.

Dani sentit que le vent venait de tourner, car elle le croyait enfin. Heureusement qu’elle avait déjà expérimenté quelques-uns de ces phénomènes inexpliqués sinon, jamais elle n’aurait pu avaler cette histoire de démon.

De retour, pressée de lui faire lire son poème, elle agita la feuille devant lui.

— Vas-y. Lis-le, dit-elle, empressée d’avoir ses commentaires.

— Non, je préfère que ce soit toi qui le lise à voix haute. Tu connais le texte et tu ne l’écorcheras pas. L’écoute en sera d’autant meilleure.

«On aurait dit les dieux de l’Olympe,
   Réunis au sein d’un cénacle,
   En vue de déployer leur virtuosité.
   De l’Empyrée,
   Aphrodite accroissait l’ardeur
   De ses amateurs
   Pendant qu’au pinacle,
   Hélios n’osait encore toucher sa guimpe.
   Grâce au Zéphyr, Éole entonnait son allégro
   En percutant les oliviers d’où résonnait
   Un récital de xylophone.
   Pan soufflait dans les roseaux évidés
   Afin d’y ajouter des notes flûtées.
   De concert, Zeus, en véritable maestro,
   Orchestrait cette philharmonie
   En y adjoignant des hirondelles, dont le gazouillis,
   Aux registres élargis,
   Arpégeait des accords réussis.
   Dionysos humait la malle réfrigérée,
   Où regorgeait caviar, champagne, feta,
   Raisins de Corinthe et gorgonzola,
   Et ce, bien sûr, sans oublier
   L’ouzo.
   À la surface de l’eau,
   Poséidon chorégraphiait un ballet de joyaux,
   Roulait les flots et les reculait aussitôt,
   Allongeant dans un ultime moutonnement
   Leur dernier mugissement. »

— Voilà ! dit-elle en esquissant une révérence amusante.

— Tu as écrit ça en 15 minutes !

— Oui, c’est surprenant, n’est-ce pas ?

— Ça ne se peut pas ! Tu voyais les vers défiler devant toi ?

— C’est ça. Ils étaient écrits en lettres dorées sur un tableau invisible, juste à la hauteur de mes yeux ! Pendant la transcription, j’étais tellement euphorique. Je pensais que cette sensation était due aux vacances ou à notre île paradisiaque, mais je sais, à présent, que cette euphorie était due à l’hologramme que j’avais devant les yeux. J’étais comme transportée dans une autre dimension dû au décalage espace-temps, ajouta-t-elle l’air intrigué.

— À quoi ?

— En tout cas, dû à quelque chose qui sonne comme ça.

— Là, tu me fais prendre conscience de quelque chose d’important. Alors que je récitais mon discours à l’Acropole, je me sentais bizarre, mais euphorique : dire ça d’un trait, c’était irréel. Mais pendant que je te… je préfère taire le verbe, j’étais enragé, je voulais t’humilier, te faire souffrir, te mettre à ma merci. Donc, si mes déductions sont exactes, il y a deux entités : celle qui se cache derrière la « Voix » est bonne et celle derrière le démon est très mauvaise. Autant la « Voix » sait nous rendre euphoriques, nous doter de dons littéraires, autant le démon nous rend diaboliques.

— En effet ! Tu avais l’air sorti tout droit de l’enfer : ton corps était si crispé, tes muscles si tendus et ton pouls si rapide. La physionomie même de ton visage se métamorphosait : tes joues s’empourpraient, tes pommettes proéminentes grossissaient à vue d’œil et ta mâchoire s’élargissait. Ton haleine si fraîche d’habitude était devenue fétide. On aurait dit qu’un animal sauvage me soufflait dans le visage. Ça sentait la putréfaction. Toute cette métamorphose en si peu de temps.

— C’était terrifiant et cela m’est arrivé si soudainement. Alors, soyons vigilants et, dès que quelque chose d’inhabituel survient, on se le dit tout de suite. Ensemble, nous le vaincrons, nous serons invincibles ! Si nous ne faisons pas ça, j’ai peur de rechuter.

— D’accord, chéri. Je suis prête à t’appuyer.

Profitant de leur réconciliation, se sachant soutenu par Catherine si le démon décidait de revenir à la charge, Dani se leva, l’embrassa tendrement et l’invita à venir s’asseoir sur le coin de la nappe, tout en prenant soin de ne pas renverser les verres de champagne. En choisissant ce moment privilégié pour trinquer à leur voyage, il faisait, d’une pierre, deux coups. Premièrement, il changeait de but en blanc de sujet de conversation, ce qui faisait très bien son affaire, et, deuxièmement, il reprenait là où il l’avait laissée, avant…

Debout, droit comme une flèche, les talons bien ancrés dans le sable chaud, il leva son verre à la croisière qu’ils venaient d’effectuer dans les îles grecques. Puis, il trinqua à ce paradis terrestre qui serait l’hôte parfait de leurs réjouissances, si et seulement si aucun autre incident ne viendrait porter atteinte à la quiétude de ce cadre idyllique.

 

Les deux noceurs festoyaient ainsi sans se douter qu’ils peignaient une nouvelle version du Déjeuner sur l’herbe de Manet. Ce moment précieux s’enchâsserait certainement dans leur album nuptial si leur photographe avait pu l’immortaliser.

— Catherine, dit-il, un peu éméché, arc-bouté sur son coude droit en s’étirant pour attraper le Dom Pérignon, réalises-tu la chance que nous ayons de vivre toute une semaine sur une île déserte ?

— C’est fantastique, répondit-elle en reprenant une autre gorgée de champagne.

Quelques verres plus tard, de plus en plus éméché, Dani déposa leurs coupes sur la nappe et, surveillant du coin de l’œil « la maudite musique » comme il se plaisait maintenant à l’appeler, il entraîna son amour au bord de l’eau. Il l’embrassa d’un long baiser envoûtant puis, allongés sur le sable chaud et humide, ils s’étreignirent aussi fort qu’au premier jour. Leurs corps soudés se reflétaient à la surface de l’eau, et seules quelques vagues timides se risquaient à venir leur lécher la peau. Toujours entrelacés sur ce lit de fortune, ils ne bougeaient plus de peur de rompre le charme.

— Je rêve sûrement ! C’est presque trop beau pour être vrai, lui susurra-t-il à l’oreille.

— Oui chéri, je me pince pour savoir si c’est bien réel ; aussi profitons-en au maximum parce que, les vacances, c’est si vite passé. Je suis si heureuse, mais… je me sens dans l’obligation de te dévoiler une peine, vieille de 30 ans, qui saigne encore au fond de mon âme, chuchota-t-elle, les yeux baissés, la tête bien nichée au creux de son cou. Je pense que le moment est venu, je ne peux me retenir. Il faut que je te la raconte là, maintenant et je ne sais pas pourquoi.

Elle a attendu 30 ans, pensa-t-il, qu’est-ce qu’une semaine de plus pourrait bien y changer ?

— Qu’est-ce que c’est ? Tu m’inquiètes, dit-il un peu sèchement, quoique faisant attention de ne pas la froisser.

Il n’arrivait pas à la comprendre, ne s’expliquant pas la raison qui la poussait à remettre en péril leur bonheur fraîchement retrouvé. Aussi la regardait-il avec des yeux suppliants, espérant qu’elle y renonce.

— Je vais tout te raconter, à mon rythme. Et j’aimerais que tu ne m’interrompes pas, parce que le fait de me vider le cœur me suffit en ce moment.

— D’accord, promis !

Catherine doutait encore du bien-fondé de sa démarche. Pourquoi choisir cet instant si merveilleux pour lui faire part de son mal à l’âme ? Pourquoi était-elle incapable de cacher sa peine plus longtemps ? Cette île était-elle étrangère à son envie subite de s’épancher le cœur ?

— Je me lance, dit-elle en s’assoyant.

— Vas-y mon cœur, lui dit-il en lui tenant les mains, et ce, résigné à l’écouter bien malgré lui.

— Avant tout, je dois t’avouer que même en pleine lune de miel j’ai encore peur de te perdre, et ce n’est pas tout : on dirait qu’une ca-tas-tro-phe imminente me guette, dit-elle en scandant chaque syllabe un « trémolo » dans la voix. Bon. Je vais me calmer en suivant les conseils que tu me donnes dans ces moments-là.

Après avoir inspiré profondément, elle expira lentement en poussant les paumes de ses mains droit devant elle, dans un mouvement de tai-chi.

— Il y a une trentaine d’années, ma mère attendait des jumeaux. Durant l’accouchement de graves conséquences sont survenues. Étant fille unique, tu peux deviner que l’autre bébé est mort.

— Un instant, chérie, excuse-moi de t’interrompre ; mais, s’il te plaît, ralentis la cadence, et explique davantage. J’ai du mal à suivre. Je veux plus de détails. Je ne suis au courant de rien. Alors…

Elle se recueillit quelques instants pour se calmer.

« À l’accouchement, maman avait subi une terrible épreuve, celle de perdre son garçon mort-né. De plus, elle était devenue stérile. Quelques années plus tard, plongée dans une profonde dépression, elle avait dû recourir au service d’un psychiatre qui lui avait diagnostiqué une psychose bipolaire. Durant toutes ces années, j’ai souffert de ses larmoiements quasi permanents. Je me rappelle avec amertume les sorties dominicales de mon enfance. Pour bien commencer la matinée, papa nous amenait déjeuner dans un ‘‘resto’’ chic ; c’était la seule partie agréable de la journée. Puis nous nous arrêtions chez la fleuriste pour acheter des lys blancs, et ensuite nous marchions, sans hâte, jusqu’au cimetière de Montparnasse. À pas lents, soutenue par papa, la dame en noir serpentait entre les allées dans l’espoir d’apercevoir l’inévitable mausolée sur lequel était gravée au sommet de la stèle l’épitaphe suivante : ‘‘Famille Marceau’’, sous-titrée de ‘‘Adieu chérubin’’. »

La voix enrouée, graillant comme une corneille, Catherine s’arrêta et se racla la gorge. Il respectait son rythme. Pendant qu’elle se calmait, il lui souleva le menton. Voyant un torrent de larmes longer son cou pour venir mourir sur le contour de son pendentif à l’effigie gémellaire duquel elle ne se séparait jamais, il endigua cette effusion saline en l’asséchant de ses baisers. Sa douleur quelque peu apaisée, elle essaiera d’aller jusqu’au bout.

— Je vais essayer de me maîtriser, mais j’ai l’impression qu’un énorme ballon obstrue ma trachée. En revanche, le fait d’être attentivement écoutée m’aide à m’éclaircir les idées et à me rappeler plus de détails. Euh… Où en étais-je ? Ah oui ! À adosser les lys à la pierre tombale. C’était la seule tâche qui m’incombait. Ensuite, j’allais m’agenouiller sur « la triste dalle sise près du tombeau où pleurent des saules pensifs », c’était toujours de cette manière que ma mère me la désignait, la triste dalle. Et c’était là, à ce moment précis, que maman éclatait en sanglots. Cette scène bouleversante s’éternisait, mais trop brièvement à mon goût, parce qu’à mon grand regret, je n’arrivais jamais à verser une larme, même pas une larme de crocodile. Pourtant, à voir pleurer ma mère, j’aurais dû, au moins, ressentir du chagrin, pensais-je à cette époque. Mais non, rien. Ni larme, ni chagrin. Toujours rien. Et c’est ainsi que j’en étais venue à la conclusion que je n’étais qu’une petite fille sans cœur à la conduite abjecte. J’avais entendu cette expression de la bouche même d’une religieuse qui invectivait une novice. Ç’avait l’air effrayant, alors je me suis affublée de ce qualificatif, et ce, toutes les fois où j’étais mécontente de moi. Et c’est ainsi que j’ai vécu mon enfance à m’en faire pour ce dominical calvaire, comme il me plaisait à le nommer.

« En plus de le subir tous les dimanches, j’ai été, dès ma naissance, affublée du titre péjoratif de ‘‘survivante’’. Pourtant, j’étais simplement, comme tout nouveau-né, vivante. Je ne pouvais jamais me soustraire à la question qui était gravée, dans le regard inquiet de mes parents, à savoir si j’aurais d’éventuelles séquelles dues au manque d’oxygène. Plus tard, à l’adolescence, je devais rivaliser avec le spectre de mon frère. »

Dani la regarda d’un air intrigué, se demandant comment elle pouvait être en compétition avec le souvenir de son frère. Puis il ajouta d’un ton interrogateur :

— Heu… un spectre ?

— Un instant, dit-elle, tu vas comprendre. Ma mère était hantée par son souvenir, qu’elle extrapolait à outrance. Elle se demandait si, ayant eu d’excellents résultats scolaires, il aurait suivi les traces de papa. Sinon, quelle carrière aurait-il embrassée ? Et j’en passe. Moi, la sœurette, je faisais fi de ses sempiternelles questions inutiles, essayant seulement de ne pas crouler sous le poids de mes travaux universitaires, vu mon penchant à la procrastination.

— La pro… quoi ?

— La procrastination, toujours remettre à plus tard. Mes professeurs nous le servaient, ce mot horrible, chaque fois que nous n’arrivions pas dans nos échéances. Mais, comme tu vois, malgré tous mes traumatismes, j’ai fini par obtenir mon doctorat et réussi à damer le pion à tous mes confrères et consœurs sceptiques de mon succès. Et de plus, j’ai eu droit à presque tous les éloges : récompense, mention, médaille... Mais je suis forcée d’admettre que, seule, sans le soutien moral et financier de mon père et jumelé à l’acharnement obsessionnel de ma mère, je n’y serais jamais parvenue.

« Depuis que j’ai obtenu mon doctorat, je suis devenue un trophée pour ma mère. Elle ne me présentait jamais de façon simple et cordiale. Elle préférait me présenter de cette façon : ‘‘Je vous présente Madame Catherine Marceau, directrice’’. Quelques vantardises plus tard, la bouche pincée, elle leur avouait que j’étais sa fille. Elle aimait mieux voir leurs yeux écarquillés, leur bouche béante qui, une fois remise de leur surprise, s’écriait en usant à outrance de ‘‘ah !’’ et de ‘‘oh !’’ exclamatifs. Cette manie qu’elle avait de me mettre toujours sur un piédestal éloignait rapidement les gens. Ils se poussaient de peur d’avoir à entamer une conversation laborieuse, pensant que je ne parlais qu’en mots de cinq syllabes et plus. C’était la raison pour laquelle je faisais tapisserie lors des bals et des cocktails.

« Au fil des ans, j’ai fini par comprendre que son souhait le plus cher était de léguer un fils à mon père. Je me serais crue au XVIe siècle. De toute façon, quoi que je dise ou quoi que je fasse n’était jamais assez bien, car je n’étais qu’une fille. ‘‘Docteur’’, certes, mais qu’une fille. J’avais même entendu de sa bouche que ‘‘le fils unique de son frère valait mieux que les trois filles de sa sœur aînée’’. Aussi en avais-je conclu qu’une fille ne valait que le tiers d’un garçon. Ça m’obligeait à travailler trois fois plus en classe. C’était stupide, mais j’avais codé ce message-là. Et tu peux être sûr qu’à cette époque mon souhait le plus cher était d’enfanter que des garçons. ‘‘La gloire de la France’’, qu’elle disait. ‘‘Une bénédiction du Ciel’’, renchérissait-elle. Que c’est démodé ! Quand même, c’était devenu une véritable obsession chez elle. Pauvre maman ! Alors, inconsciemment, je me suis, petit à petit, métamorphosée en ce fils si désiré. J’ai dû balayer du revers de la main mes aspirations les plus profondes pour me consacrer au même champ d’activité professionnelle que mon père : le corps médical. C’est un excellent choix, mais j’aurais préféré devenir artiste-peintre pour bourlinguer aux quatre coins de la planète afin d’immortaliser des paysages bucoliques, la frénésie des grandes villes ou les grands de ce monde.

« Maintenant que je t’ai résumé les grandes lignes de ma prime jeunesse et de mon adolescence, puis-je te poser la fameuse question au sujet de laquelle j’ai passé des nuits blanches à m’angoisser en essayant de l’élucider ?

— Bien sûr, quelle est-elle ? demanda-t-il intrigué au plus haut point.

— Crois-tu que la peur de te perdre ainsi que la sensation d’avoir constamment une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête provient du fait que j’ai vécu plusieurs heures au côté de mon frère mort-né ? Ce que j’ai vécu est effrayant, n’est-ce pas ? Mon âme se souvient sûrement d’avoir été laissée seule sur terre, abandonnée par ce frère qui faisait partie de moi. Je vis dans la crainte de ce qui peut m’arriver. J’ai sûrement dû graver ces peurs dans mon inconscient, comme la peur de perdre un être cher quand je m’y attends le moins ou la peur de subir les foudres du Ciel ou bien, la peur de...

— En effet, c’est toute une question. Quelle naissance traumatisante ! Je n’en avais pas la moindre idée. Vous n’en avez jamais parlé en ma présence. C’était encore trop douloureux pour ta mère, je suppose. Et ton père ne voulait pas rouvrir d’anciennes blessures. »

Dani, compatissant, essayait de trouver une réponse éclairée pour lui venir en aide, espérant que les traumatismes vécus avant sa naissance ne puissent pas gâcher le reste de sa vie. Cela, il ne le savait pas, mais une chose était sûre : il sentait que la fameuse « Voix » s’emparait encore une fois du contrôle de ses paroles. Il n’eut pas le temps d’avertir Catherine que déjà il débitait ceci :

« Tu vivais en duo, en vase clos.
   Puis, privée de ton alter ego,
   Tu fus condamnée à vivre sans son écho.
   Larguée sans parachute,
   Brutale fut ta chute.
   Ta vie sur Terre
   Est empreinte de chimères.
   Car, dans tes viscères,
   Aucun bonheur ne t’est offert.
   Ainsi, hantée par ta naissance difficile,
   Tu crains toujours l’imminence d’un péril. »

— La « Voix » a répondu à ma question.

— Elle a monopolisé ma parole si rapidement que je n’ai même pas eu le temps de te dire quoi que ce soit. Ni même faire un geste. J’étais figé.

Sans écouter ce qu’il venait de dire, trop contente de l’assentiment de la « Voix », elle put livrer ses états d’âme plus facilement.

— La « Voix » croit, tout comme moi, que mes peurs proviennent de ma naissance. J’aurais dû t’en parler beaucoup plus tôt ; mais, croyant me bercer de mes propres lubies en imputant à des évènements prénataux les traumatismes qui se répercutent encore dans ma vie, alors je n’osais émettre une telle hypothèse. Au fond, la vérité vraie, c’est que je ne croyais même pas que tu prendrais le temps de m’écouter. Eh bien ! je me suis trompée sur ton compte. Et je suis bien heureuse de découvrir une autre de tes qualités : l’écoute active. Maintenant que la « Voix » et moi sommes d’accord sur l’origine de mes névroses, crois-tu que je puisse un jour en guérir ?

Dani, ne sachant que répondre, mais voulant trouver rapidement une échappatoire à ses tourments, lui répondit avec assurance :

— J’en suis sûr. Mais il te faut déprogrammer l’engramme qui s’est encodé en toi.

— De quelle manière ? répondit-elle les yeux plein d’espoir.

— Grâce à un bon psychologue, le meilleur. Maintenant cesse de te torturer. À l’avenir, lorsque tu anticiperas un malheur, dis-toi bien que cette peur provient de ta naissance. Si la vie t’a joué un sale tour à ce moment-là, elle n’est pas assez cruelle pour t’en redemander. Je vais t’aider du mieux que je peux. Lorsque je te verrai angoissée, j’essayerai de te détendre. Je te raconterai une ou deux blagues idiotes, celles qui te font crouler de rire, et…

Elle l’interrompit en l’embrassant, trop contente d’avoir trouvé un allier pour la soutenir dans ses moments de panique. Après quoi, elle lui confia qu’elle n’aurait jamais osé s’en confier à sa mère, car, selon elle, les nourrissons n'avaient aucun souvenir, encore moins la possibilité de ressentir de l'angoisse, et ce, toute leur vie.

Enfin heureuse que ses théories soient non seulement validées par Dani, mais approuvées également par la « Voix », elle ressentit un petit creux dans l’estomac, signe que son angoisse venait de se résorber. Aussi lui demanda-t-elle s’il avait encore faim. « Les émotions, ça creuse », répondit-il. Ne faisant ni une ni deux, son chevalier servant lui tendit la main pour l’aider à se relever. Après avoir essuyé le sable humide qui recouvrait le bas de leur dos, ils coururent vers le buffet. Catherine s’empressa de regarnir les assiettes pendant que Dani remplissait les coupes à champagne tout en se pourléchant les babines. Il les fit tinter :

— À notre succulent pique-nique, Catherine !

— Il me semble plus appétissant, maintenant que je me sens libérée.

— Tu vas l’apprécier davantage. Nous sommes chanceux d’avoir un ami comme Niko. Nous sommes tellement choyés ! Ne trouves-tu pas que ce participe passé nous va à ravir ?

Elle n’avait pas eu le temps de lui répondre par l’affirmative que déjà elle lui offrait cette prose dictée par la « Voix » :

« En effet, tous nos besoins impératifs furent comblés sans restriction conditionnelle. Je me sens euphorique et, avec ou sans ces bulles effervescentes, je veux te dévoiler à titre indicatif mes nouvelles avenues. Hier, c’est le passé. Aujourd’hui, c’est un présent. Et demain sera un futur plus-que-parfait. »

Il fit semblant que cette énumération des temps de verbes venait d’elle. Il ne fit ni remarque ni éloges, lui laissant tout le mérite. Et aussitôt qu’il fut assis sur le coin de la nappe, il saisit son assiette et s’empiffra. Mais dès qu’il se sentit toisé, il s’arrêta net de mastiquer.

— Voyons, Dani ! Ce n’est pas parce que nous sommes sur une île déserte que nous devons nous comporter comme des goinfres, lui dit-elle en s’essuyant délicatement le coin de la bouche.

Il s’excusa pour son manque flagrant de civilité.

— J’accepte tes excuses. J’ai trop mangé moi aussi, je vais aller faire une promenade sur la plage. Je profiterai de l’occasion pour explorer mon nouvel environnement, tout en digérant.

— D’accord, mon chou ! Je t’accompagne, balbutia-t-il la bouche pleine.

Hochant la tête de droite à gauche, elle lui dit dans un soupir de renoncement :

— Tu es incorrigible.

Elle partit sans l’attendre.

Pour la rejoindre, il courut sur le sable chaud. Une fois rendu à sa hauteur, il la devança, exécuta quelques cabrioles, la saisit par la taille et finit son cirque en la levant à bout de bras. Elle le suppliait de la faire redescendre.

Une fois en sécurité sur le plancher des vaches, elle s’effondra dans un geste théâtral, feignant l’inconscience. Sur la pointe des pieds, il s’approcha, puis la chatouilla ; elle rit malgré elle. Déçue d’avoir vu son subterfuge démasqué, elle le repoussa avec un malin plaisir. Vaincu, il battit en retraite. Mais loin de déclarer forfait, il revint au pas de course. Et, debout à ses pieds, juste avant de sonner la charge, il lança sur un ton espiègle : « Regarde ma baïonnette ! »

Une fois leur parade prénuptiale amorcée, elle rendit les armes. Conquise, elle se livra à ses jeux…

De ses mains habiles, il la déshabilla lentement, tout en la complimentant. Il prenait son temps, il voulait enrayer de sa mémoire les gestes abjects qu’il ne s’expliquait toujours pas ; il y mit toute son ardeur, usant à profusion de poésie. Ce qu’elle adorait.

— Chérie, l’artiste qui a dessiné la cambrure de la harpe s’est inspirée de ta chute de reins et celui qui a cintré le violoncelle s’est basé sur ton tour de taille, lui glissa-t-il à l’oreille en se voyant devenir son chef d’orchestre, prêt à la faire vibrer jusqu’à l’extase.

De ses longues mains expertes, il effleura sa poitrine. De sa bouche exercée, il lécha et titilla ses seins. Une fois ses joues enflammées et ses lèvres gorgées de sève, elle se cambra. Et tel le violoncelliste qui enlace son instrument, il la fit vibrer de son archet en commençant par un rythme « allegretto », puis il en accéléra le « tempo ». Ses soupirs débutés en silence se changèrent rapidement en vocalises de soprano.

Il l’attendit.

Et, propulsés entre deux mondes, les amants atteignirent le pic extatique. Haletant, le cœur battant, ils redescendirent lentement en ce monde. Entrelacés, ivres morts de volupté, ils s’assoupirent à l’ombre d’un olivier.

 

Une vingtaine de minutes plus tard, Dani s’éveilla en sueurs, oppressé, les cheveux en broussailles.

— Cathy… Cathy ! cria-t-il en lui touchant les épaules pour l’aider à se réveiller. J’ai fait un rêve incroyable ! Qui aurait pu ficeler un scénario pareil ? J’ai vu des scènes inimaginables et d’une si grande résolution d’images que même les photographes professionnels ou les cinéastes chevronnés feraient piètre figure en comparaison de mon chef-d’œuvre onirique !

— Voyons, calme-toi un peu ! Laisse-moi le temps de me réveiller. Et calme ta rhétorique, tu n’es pas en train de plaid…

— Tu ne devineras jamais à quoi j’ai rêvé, dit-il en l’interrompant. J’ai fait un rêve… Un rêve qui… heu… révèle les instants qui ont précédé nos naissances.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

Elle le regarda des points d’interrogations dans les yeux. Avant nos naissances. Comment pouvons-nous exister avant notre naissance ? Et même, comment pouvons-nous nous poser des questions avant le moment de notre naissance ? se questionnait-elle.

— Je viens de piquer ta curiosité, n’est-ce pas ?

— C’est certain.

— Écoute bien, c’était hallucinant ! Mon rêve se déroulait dans un hôpital. Pendant que je me dirigeais vers la salle d’opération, j’ai vu sur le mur du corridor l’horloge indiquer vingt-trois heures quarante-deux minutes et le calendrier « 29 mai » . Dans la salle d’op, le docteur Philippe Lamothe pratiquait une césarienne sur ta mère pendant que deux petites flammes, presque soudées l’une à l’autre, virevoltaient en état d’apesanteur au-dessus de son ventre. Le docteur Lamothe a sorti le premier bébé. C’était un garçon mort-né. Plus tard, pendant qu’il extirpait la petite fille, une des deux petites flammes s’est précipitée vers le bébé et, dès son premier cri, la flamme s’est engouffrée à l’intérieur du petit corps. C’est à ce moment-là que le chirurgien a prié l’infirmière en chef d’aller chercher Al, son ami, pour qu’il puisse admirer son bébé. Dès son arrivée, ton père te prit dans ses bras et vérifia ton état de santé. Une fois rassuré, il t’embrassa si fort qu’il en tremblait. Tout le personnel médical était ému de voir ce réputé cardiologue d’habitude si stoïque s’abandonner ainsi sous leurs yeux.

— Arrête un instant, reprends ton souffle, je ne veux manquer aucun détail, dit-elle les yeux écarquillés.

— D’accord ! Sois très attentive. À cet instant, une voix étoffée se fit entendre : « Tu ne seras plus son jumeau, mais bien son conjoint. Étant âme sœur, vous poursuivrez ensemble votre évolution. » Après cette révélation, j’ai su que la deuxième petite flamme était mon âme ; je n’étais plus que spectateur, j’entrais maintenant en action. C’est à cet instant-là que je me suis inséré dans la flamme qui était encore en apesanteur au-dessus de ta mère. Ensuite, en catastrophe, j’ai dû quitter la pièce en passant au travers des murs et des étages supérieurs. Je voyageais à une telle vitesse, j’étais secoué comme une arachide qui tourbillonne dans un boyau d’aspirateur. Je ne reconnaissais plus rien, ça allait trop vite. Puis, j’ai ralenti et me suis arrêté au-dessus d’une autre parturiente.

— Ta mère ?

— Bien sûr. Dès le premier cri du bébé, j’ai suivi ton exemple. Je me suis engouffré dans le corps du beau petit garçon. Mon incarnation était réussie. Je me rappelle que le réveille-matin sur la table de chevet indiquait vingt-trois heures cinquante-huit minutes et que le 29 mai était inscrit sur le chèque libellé au nom du docteur Galeotti. Eh bien, qu’en penses-tu ? Combien de fois n’avons-nous pas dit en plaisantant que nous étions presque jumeaux, nés le même jour et presque qu’à la même heure ?

Catherine le regardait d’un air démonté, incapable de comprendre d’où lui venaient ces informations-là.

— Ça alors, je suis sidérée ! Ton inconscient aurait pu insérer dans ton rêve quelques bribes du récit de ma naissance. Cela aurait été normal. Mais par quel hasard tomberais-tu pile sur le nom du médecin qui m’a mise au monde, sur l’heure de ma naissance ainsi que sur le surnom que le docteur Philippe Lamothe avait donné à mon père ? Regarde comme je tremble. Des frissons me parcourent tout le corps. Je suis si troublée que je n’arrive pas à croire ce que tu viens de me dire. Tout cela est irréel. Je vais bien finir par me réveiller… dit-elle en se pinçant.

— Ce n’était pas un rêve banal ! Comment aurais-je pu savoir tous ces détails ? Comment expliquer que j’en connais plus sur toi en étant endormi qu’éveillé ? Au moins, une chose est sûre, nous étions prédestinés à nous connaître. Alors, l’adage « Le hasard n’existe pas » serait donc vrai ?

Catherine était si perplexe : toutes ces questions sans réponse qui se bousculaient dans sa tête. Cela remettait en question beaucoup de ses certitudes qui, à la lumière de ces nouvelles informations, tombaient maintenant en désuétude. Elle essayait donc de composer avec ces révélations :

— Quand je pense que tu étais destiné à devenir mon mari, déclara-t-elle les mains sur les joues, je comprends maintenant pour quelle raison j’ai dû attendre trente ans et des poussières avant de te rencontrer. Tout avait été orchestré pour que je jette mon dévolu que sur toi.

— Parfaitement, dit-il en acquiesçant de la tête. Et dire que je cavalais sans cesse pour trouver l’amour de ma vie. J’ai eu du plaisir, beaucoup même, mais toutes ces conquêtes n’arrivaient pas à combler mon vide existentiel. Je te cherchais, toi, ma promise, comme dirait mon père. Je comprends maintenant pourquoi j’ai tant tressailli lors de ton premier regard, nos âmes venaient de se reconnaître.

— Et moi, alors ! Mon cœur battait si fort, je pensais m’évanouir. J’avais les mains si moites que je devais les essuyer sur ma jupe. Je devais être rouge. Cependant, je faisais figure de personne désintéressée, j’avais peur de subir les affres de ton indifférence. Tu étais si beau ! Dès que tu avais posé le pied dans la salle de conférence, une armée de mes consœurs t’avait déjà placé dans leur mire. Et, moi, dans ces moments-là, je suis toujours la dernière à monter aux barricades, à la ligne de tir !

— En effet, plusieurs de tes collègues s’étaient montrées très entreprenantes, dit-il en baissant les yeux pour ne pas lui montrer qu’il en avait profité... Mais, malgré ton attitude indépendante, continua-t-il, j’avais remarqué un petit rictus aux commissures de ta bouche en cœur et, dès cet instant-là, j’ai su lire l’indéchiffrable dans tes yeux canailles.

Heureuse d’apprendre qu’il avait commencé sa cour à ce moment-là, elle lui répliqua :

— Très perspicace, sire. Cela vous honore.

— J’ai des yeux d’aigle, belle de mes désirs, ajouta-t-il en l’embrassant.

— Bon, assez de diversions. Revenons à ton rêve. Étant donné que nos âmes ont été séparées au moment de notre naissance, essayons de trouver les points positifs qui nous ont fait grandir. Je crois premièrement que le fait d’avoir été seule, sans jumeau, m’a permis de développer une solide force de caractère. Cette force m’a même permis de décrocher le poste si convoité de directrice dans mon centre de recherche, parce que, si tu avais survécu, c’est toi, mon frère, qui serait devenu directeur. Car je n’aurais pas fait médecine, tu peux me croire, rechigna-t-elle en pensant à toutes ses heures passées, le nez dans ses livres. Je ne crois pas que je me serais poussée de la sorte. Deuxièmement, le fait d’avoir été confronté à un vide affectif, pendant trente ans, m’aura permis de comprendre la solitude et d’être reconnaissant envers mon bonheur actuel. Eh bien ! Remarques-tu le changement qui s’opère en moi ? Non seulement je trouve des points positifs à ma naissance traumatisante, mais je commence à reléguer aux oubliettes mon ancienne façon de penser. Maintenant, ma nouvelle devise sera de trouver du positif aux aléas de la vie.

— Ta nouvelle façon de penser me ravit. De plus, je crois que le fait d’accepter les crocs-en-jambe que la vie nous inflige est une clé d’évolution. Nous devrions remercier pour nos épreuves.

— Oh, là, là ! Je n’aurais jamais cru entendre ça de ta bouche. Mais je suis d’accord sur un point : privée de cette épreuve, je ne serais pas si forte aujourd’hui. Maintenant, décris-moi davantage ton rêve, je suis intriguée par l’aspect des flammes.

— Bien sûr ! Comme tu es friande de détails, je vais m’efforcer de m’en souvenir le plus possible. Au début de mon rêve, je n’étais que spectateur, je me tenais près des portes de la salle d’opération. Mais dès que l’une des deux petites flammes, qui ressemblait à des flammes de bougie, s’est incarnée, j’ai pressenti que l’autre flamme était mon âme, alors j’ai aussitôt fait corps avec elle. J’étais flamme, je scintillais et je pouvais me mouvoir allègrement en traversant sans coup férir tous les obstacles. C’était extraordinaire !

— Ça devait être hallucinant.

— Et je volais comme un aigle. Ma vue, seul sens encore en fonction, était devenue une entité entière. Je n’avais rien d’autre : ni bras ni jambes ni corps, il me semblait que je n’avais que deux immenses yeux qui se déplaçaient à la vitesse de l’éclair. Oh, j’oubliais ! J’avais un deuxième sens, l’ouïe. Quel plaisir de se déplacer si rapidement ! C’est bien connu, la vitesse grise. C’était toute une sensation. Tu peux me croire. J'étais obnubilé par l’ivresse de la vitesse. Puis une fois rendu au-dessus de ma mère, j’ai entrepris l’ultime descente précédant la chute dans l’homme. Et c’est ainsi que je me suis incarné dans le corps de ce petit bonhomme ! Je sais que, une fois que nous sommes incarnés, non seulement il n’y a aucun retour possible en arrière, mais, de plus, notre mémoire est masquée du fleuve de l’oubli. Ce lavage de cerveau est si efficace que même mon rêve a l’air d’en être affecté. À mon réveil, toutes les scènes étaient claires et précises ; maintenant, tout s’embrouille. Plus j’essaie de me rappeler ; plus les détails fuient. Dépêchons-nous à analyser mon rêve avant qu’il ne s’efface.

— Par quel privilège, as-tu eu le droit d’avoir accès à tous ces détails ?

Dani, gêné, se gratta la tête.

— À mon réveil, je me sentais coupable. Coupable d’avoir transgressé des consignes ou d’être entré dans un lieu interdit. Et c’est à ce moment-là que je me suis posé la question au sujet de la prédestination. Avant le récit de mon rêve, je ne m’étais jamais posé la question. Et toi ?

— Bien sûr que non.

— Donc, tu croyais, tout comme moi, que les évènements ainsi que les naissances arrivaient par hasard. À présent, mon rêve nous oblige à y repenser.

Il n’avait pas encore commencé à émettre ses opinions que déjà la « Voix » lui faisait encore des siennes :

« Dans la salle d’opération, durant cet intervalle intemporel, entre ma dernière mort et ma future renaissance, j’ai épié les secrets des dieux. Sous les ordres du ‘‘Directeur de la distribution’’, j’ai assisté à la distribution des rôles. Dans ma divine comédie humaine débutant le 29 mai, ai-je eu le choix de ce rôle ou m’a-t-il été imposé ? »

Elle savait par expérience que la « Voix » venait de les mettre sur une piste. Aussi enchaîna-t-elle :

— Maintenant, Dani, récapitulons ce qu’elle vient de dire. Elle a parlé de renaissance, donc de réincarnation, de secrets des dieux, de directeur de la distribution, de divine comédie humaine, de distribution de rôles, de la date de ta naissance, du choix de venir au monde ou d’y être obligé. La « Voix » a marié la Divine Comédie de Dante à la Comédie humaine de Balzac. Qu’est-ce qu’elle veut nous faire comprendre, par là ?

— Je ne sais pas trop. Peut-être que le monde est un immense théâtre dans lequel nous entrons en scène au moment où nos répliques, écrites d’avance par le « Scénariste », sont attendues.

— Eh bien ! Quel « Metteur en scène » pourrait bien diriger sept milliards d’individus ?

— J’en perds mon latin. Serions-nous programmés à vivre selon le scénario qui nous est prédestiné, et ce, même avant notre naissance ?

— Je ne sais pas. Mes convictions foutent le camp, gémit-elle en se prenant la tête à deux mains.

S’entendant prononcer le mot « camp », elle se leva comme un zombie pour se diriger, sans hâte, vers le campement. Cette marche en solitaire l’aiderait, l’espérait-elle, à décanter ses idées et à rassembler toutes les données en vue d’élaborer une théorie existentielle irréfutable. Non seulement était-elle reconnue pour sa logique implacable et sa détermination, mais aussi pour son entêtement à trouver « la solution », elle ne lâchait jamais le morceau tant et aussi longtemps qu’elle ne l’avait pas trouvée.

Mais là, changeant d’avis sur un coup de tête, elle se refusait à supputer davantage. Aussi lança-t-elle à la « Voix » : « À plus tard, les investigations ! Je dois penser à mes vacances au prix d’énigmes résolues. Quand tu en auras assez de jouer au chat et à la souris avec nous, tu te montreras. D’ici là, je m’amuse ! »